Il n’était plus connu que de quelques-uns. Ils ne constituent pas un club, une coterie ou un réseau discret. Tout au plus une topographie affective de lecteurs marqués à vie par un auteur tombé dans l’oubli et dont les écrits étaient devenus inaccessibles. Et pourtant, quelle influence ! Quel poids ! En quatre années d’une oeuvre fulgurante, le journaliste-chroniqueur-dessinateur Pierre Fournier a installé l’écologie en France, avec une force à la mesure de l’oubli dans lequel il était jusqu’alors plongé. Ce livre, Fournier, précurseur de l’écologie, composition réussie de photos, de textes, de dessins et d’un récit historique, redonne à Pierre Fournier sa place à côté des Jean Dorst, Ivan Illich, André Gorz, René Dumont, qui ont façonné en France les idées de l’écologie.
On peine à se représenter aujourd’hui un univers où n’existaient pas Internet ni la profusion audiovisuelle, où le monde se décryptait par la lecture des journaux. Dans la foulée de Mai 68, celui qui comptait chez les jeunes, c’était Charlie Hebdo, qui tirait à 150 000 exemplaires, avec ses chroniqueurs tout à la fois irrévérencieux, poètes, humoristes, penseurs, polémistes... On dévorait Cavanna, Gébé, Reiser, Wolinski - et Fournier. "Tous les jeunes lisaient Charlie Hebdo, il faisait leur éducation politique", dit justement son épouse, Danielle Fournier.
Le journaliste - "un prophète", dit Cavanna, son rédacteur en chef à l’époque, et "un type dont les dessins m’épataient" - collabore à Hara-Kiri (devenu Charlie Hebdo en novembre 1970) depuis 1962, de plus en plus régulièrement au fil du temps. Il y introduit l’écologie. Celle-ci n’a alors pas de nom. On parle de "pollution", d’"environnement", des problèmes portés par des personnages populaires mais vaguement folkloriques, comme "le commandant Cousteau" ou "le navigateur solitaire Alain Bombard", ou par des professeurs du Muséum d’histoire naturelle, tel Jean Dorst (Avant que nature meure, Delachaux et Niestlé, 1964). Mai 68 ignore à peu près l’écologie.
Protestation globale
Très vite, Fournier impose dans l’hebdo Hara-Kiri le thème de l’écologie. "Le terrain était prêt pour recevoir ses idées, dit Cavanna. On a enfourché le cheval qu’il proposait." En fait, Fournier opère la jonction entre le sentiment d’inquiétude devant la destruction de la nature et le gauchisme des années 1970, tout en posant les bases du mouvement antinucléaire, entendu comme une protestation globale contre l’irrationalisme de la technologie. Il anime un rassemblement fondateur, au Bugey, en 1971, contre une centrale nucléaire, puis lance le mensuel La Gueule ouverte, sous-titré Le Journal qui annonce la fin du monde, en novembre 1972, mais meurt brutalement, en février 1973, des suites d’un problème cardiaque congénital. Quelle que soit la place qu’on lui accorde, le fait est que le mouvement écologiste va ensuite s’étioler, pour ne ressurgir vraiment qu’à la fin des années 1980.
Toute cette histoire s’était évanouie, jusque vers l’an 2000. Frédéric Pajak était alors éditeur chez Buchet-Chastel. Jeune, il avait été un de ces lecteurs de Charlie Hebdo, puis de La Gueule ouverte. "Je n’en ai plus entendu parler, dit-il, sauf peut-être par Gébé, que j’ai bien connu dans les années 1990. Vers 2000, alors qu’on montait une collection de livres de dessinateurs, "Les cahiers dessinés", l’idée est venue de faire un numéro sur Fournier. On a été voir Danielle en banlieue, on a exploré une malle qui n’avait pas été ouverte depuis vingt ans." Sortent alors, en 2003, les Carnets d’avant la fin du monde, qui rassemblent un choix de dessins non politiques de Fournier.
"Quand le livre est sorti, raconte Danielle Fournier, Cavanna m’a engueulée : "Il fallait publier le Fournier écolo !", disait-il. De son côté, Pajak avait l’idée d’un autre livre. Mais moi, je ne voulais pas écrire. J’attendais que quelqu’un le fasse. Patrick s’est présenté."
Dans sa jeunesse, Patrick Gominet avait entendu parler de Fournier par des amis écologistes. Il avait commencé un mémoire de maîtrise, dans les années 1980, sur La Gueule ouverte, mais sans le terminer, parce qu’il était devenu professeur d’histoire. "J’avais un sentiment d’inachevé, dit-il. A un moment, j’ai voulu le finir, et j’ai exhumé notes et documents." Il soutient son mémoire en 2003 et décide d’approfondir sa recherche sur Fournier, qui conduit à un master en 2006. Plus tard, il est venu compulser les documents qu’avait laissés le journaliste. Lors des discussions avec Danielle Fournier, l’idée du livre a germé. Pajak et Gominet se sont rencontrés en 2009, et le projet a été lancé. Il a fallu trouver l’équilibre entre un auteur surtout préoccupé de l’histoire de l’écologiste, et un éditeur soucieux de montrer la force du dessinateur, "compliqué, austère, remplissant complètement l’espace", dit Pajak, mais d’une présence saisissante.
Il en résulte un fort livre, qui restitue sa place à Fournier. Comme le dit Cavanna, "c’est lui qui, en France, a donné un sens à la chose écologique. Il en a fait un objet de lutte, mais il a aussi systématisé le problème en le sortant d’une vague sentimentale". Tous ceux qui s’intéressent aujourd’hui à l’écologie pourront maintenant s’en rendre compte.
Hervé Kempf
Récit | LE MONDE DES LIVRES | 17.11.11