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Gilles Gesson
La chasse au Castor
Article mis en ligne le 28 décembre 2011
dernière modification le 31 août 2016

Gilles Gesson, militant et rédacteur de Gardarem Lo Larzac,
décrit ses expériences au Wendland :

Fin novembre, comme c’est devenu une habitude dans le nord de l’Allemagne, habitants du Wendland et activistes anti-nucléaires se sont mobilisés contre le transport de déchets hautement radioactifs entre la Hague et Gorleben.

Le Wendland est une région du nord de l’Allemagne, située entre Berlin et Hambourg. C’est là que se trouve Gorleben, bourg de sept cents habitants, où sont stockés en entrepôts les déchets radioactifs des centrales nucléaires allemandes en provenance de l’usine de retraitement de la Hague, dans le Cotentin. Après y avoir été "traités", ils rejoignent donc leur destination finale par train à travers le nord de la France et de l’Allemagne.

La première manifestation antinucléaire locale date de 1977, la première mobilisation contre le transport conventionnel de déchets de 1983, remplacée par celle contre le Castor apparu en 1995. Depuis, elle se déroule chaque année, à trois exceptions près : fin novembre, il s’agissait du treizième transport. Mais cette durée et cette expérience ont laissé leur empreinte sur la région. Dans le Wendland, on considère ainsi qu’il y a cinq saisons : le printemps, l’été, l’automne, l’hiver… et la saison du Castor (pour "cask for storage and transport of radioactive material", nom des conteneurs, puis, par extension, du train lui-même).

Il ne s’agit bien sûr pas de stopper le convoi (comment des militants anti-nucléaires pourraient-ils souhaiter le stationnement à long terme et en plein air d’un train radioactif ?), mais de le ralentir le plus possible de façon à manifester son opposition, mais aussi à intéresser les médias et, ce faisant, prendre l’opinion publique à témoin. Et en plusieurs décennies, l’exercice a fini par payer : l’an dernier, une décision du gouvernement allemand de revenir sur sa promesse de sortir à moyen terme du nucléaire, avait provoqué des manifestations monstres dans tout le pays, notamment à Berlin, et une mobilisation encore jamais vue dans le Wendland (50 000 personnes). Cette année, elle devait être moindre (le gouvernement a pris un nouveau virage, déclarant vouloir sortir du nucléaire au plus tôt). On attendait tout de même entre 15 000 et 20 000 manifestants… face à 20 000 policiers mobilisés.

Veillée d’armes dans le Wendland

J’arrive dans le Wendland avec deux amis Berlinois. Nous commençons par visiter les "camps", grands campements (tentes, camping-cars, etc.) autogérés et bien organisés  : sanitaires, cuisines permanentes servant à toute heure des repas chauds et où l’on paie… ce que l’on veut, informations en continu sur la progression du Castor au moyen d’un site internet (projeté sur grand écran) et des dépêches de Radio Wendland (qui émet pendant la durée des actions de blocage)… Chaque camp a sa spécialité : celui de Metzingen pour le "schottern" (déballastage de la voie ferrée), celui de Hitzacker pour le "widersetzen" (sit-in sur les rails), etc. Selon le mode d’action que l’on choisit, on peut y suivre des entrainements spécifiques.

En ce qui nous concerne, nous avons choisi le "widersetzen". Nous savons que la police tente d’empêcher par tous les moyens le "schottern". Elle cogne donc dur, et pour participer à ce genre d’action, il faut être bien entraînés (tant physiquement que mentalement) et bien équipés. Pour ma première action directe dans le Wendland, mes amis ne veulent pas trop "charger la barque"... Dans la matinée, nous suivons donc un entrainement spécifique au camp de Hitzacker. Sur le coup, l’exercice me paraît presque puéril, l’ambiance un peu "cour de récréation" : les policiers sont des copains, les matraques en caoutchouc et les sprays remplis d’eau et non de gaz. Mais dès le lendemain, j’allai apprécier cette préparation pour son apport psychologique : ayant déjà été mis en situation, je serai tout de suite concentré sur la bonne attitude à avoir, et non pas étonné de me retrouver nez-à-nez avec des policiers équipés en Robocop dans une forêt du Wendland…

Dans la soirée se déroule la grande réunion de préparation. Nous sommes plusieurs centaines à nous presser sous une grande tente. La première opération consiste à se regrouper en "groupes d’affinité", puis à choisir un porte-parole par groupe. Cela fait, les groupes se réunissent à part. Il est demandé à chaque membre d’exposer aux autres sa perception de la situation, mais surtout d’exprimer ses craintes, ses peurs, ses limites. Chaque groupe fixe ainsi le point jusqu’où il peut aller, en fonction de différents scénarios possibles. Puis, les porte-paroles, porteurs des doléances de leurs groupes respectifs, se réunissent avec les organisateurs. Il est ainsi possible de définir une stratégie globale. Pour plus de discrétion, les organisateurs profitent de cette réunion pour livrer aux porte-paroles, qui les répèteront à leurs groupes, les dernières informations confidentielles sur l’action à venir. La dernière opération consiste à choisir un étendard parmi les cinq proposés. A l’heure du départ, ce seront donc cinq gros groupes, chacun composé de plusieurs dizaines de "groupes d’affinités", qui partiront du même endroit, suivront des trajets différents, et feront une jonction sur le théâtre d’opération...

Le lendemain matin, le camp est une fourmilière. Chacun prépare son équipement (c’est qu’il est question de passer la nuit dehors  !), sans oublier l’accessoire indispensable, fourni par l’organisation : un petit sac de pommes de terre vidé de son contenu et rempli de paille, qui servira tant à s’assoir sur le sol gelé... qu’à se protéger des éventuels coups de matraque. Il faut attendre : à la suite d’autres actions menées en amont, le Castor est bloqué, et mener notre action trop tôt n’aurait pas beaucoup d’effet.

Enfin, le départ est annoncé. Cinq convois de voitures s’ébranlent alors, par des routes différentes, en direction de Harlingen, un petit village situé en contrebas de la voie ferrée. Le trajet dure environ une demi-heure. La plupart des maisons des villages traversés arborent le signe anti-Castor, un grand X jaune, que l’on retrouve aussi dressé à profusion dans les champs environnants. Après avoir garé les voitures aux différentes entrées du village, les cinq groupes procèdent à la jonction sur la place centrale.

« Larzac » arrive le premier sur la voie ferrée

La marche à travers champ en direction de la voie ferrée s’effectue au pas de charge. Plus on approche et mieux l’on distingue la ligne des policiers, qui prennent position. Arrivés à leur hauteur, plutôt que d’attaquer de front, nous nous déployons en marchant parallèlement à la voie, forçant ainsi la ligne policière à s’étirer. Quand nous sentons que celle-ci l’est suffisamment, offrant donc des failles, nous passons à l’action. Chaque groupe d’affinité le décide en fonction de sa propre position sur le terrain. C’est ainsi que le nôtre (nous ne sommes que trois) se lance en avant en profitant d’une diversion involontaire produite par le refoulement du groupe précédent. Le hasard veut que nous soyons ainsi les premiers à atteindre la voie ferrée, au cri de «  Larzac !, Larzac !  » (le nom de notre groupe, choisi par mes amis). C’est alors la vague. Débordés, les policiers ne tentent même plus quoi que ce soit. En quelques minutes, la voie ferrée est occupée par plusieurs centaines d’activistes goguenards.

Il est 15 heures. Assis sur les rails, face à face, nous nous installons pour durer, sous le regard courroucé des policiers, qui se sont repliés. Très vite, deux éléments me frappent : la jeunesse des occupants (la grande majorité ont entre 20 et 30 ans) et la décontraction générale. Contrairement à moi, ils ne semblent pas en être à leur "première", savent déjà comment cela va finir et l’attendent avec une grande sérénité.

Nous en sommes encore à échanger nos quelques provisions lorsque le ravitaillement arrive. Les habitants des environs ont préparé des cartons à notre intention, remplis de couvertures de survie, de sandwiches, voire de friandises. Il y a même de la musique. En plus de ceux d’entre nous qui ont apporté leur instrument, un jeune activiste a réussi à monter sa camionnette à travers bois. Arrivé près de la voie ferrée, il ouvre les portes, dévoilant une grosse sono. Le programme musical qu’il nous propose couvre le vrombissement presque incessant des hélicoptères qui nous survolent. Il ne l’interrompra que pour nous passer les dépêches de Radio Wendland, nous informant en temps réel de la progression du Castor.

Douze heures de blocage, douze heures de garde à vue :
une journée bien remplie

Il est 3 heures du matin lorsque la police commence l’évacuation. Durant les dernières heures, les autorités n’ont pas chômé : un camp de détention a été aménagé en contrebas. Il s’agit d’un grand cercle dessiné en plein champ par des fourgons de police garés parechocs contre parechocs... Sachant comment la police française procèderait dans ce genre de situation et ayant encore en tête les images de violences policières contre les militants qui pratiquent le "schottern" (j’avais visionné quelques vidéos avant de partir...), je suis surpris par la cordialité des policiers chargés de l’opération.

L’évacuation est individuelle : il ait demandé à chacun à tour de rôle de bien vouloir se lever, et si l’on refuse (ce que je fais bien évidemment), on est porté par deux policiers sur les cinq cents mètres (à travers bois !) qui séparent les rails du camp. Bon. Pour ceux qui veulent s’agripper les uns aux autres, le traitement est un peu moins cordial (doigts dans les yeux ou tirage des cheveux pour faire lâcher prise), mais en général, tout ce passe relativement bien. Et à ce rythme, l’évacuation des rails de Harlingen, commencée à 3 heures, ne se terminera qu’à 8 heures...

Nous, les trois membres du groupe "Larzac", sommes évacués dans les premiers. Nous en profitons pour reprendre notre nuit dans des conditions un peu plus confortables (eh oui, nous avions fini par nous endormir sur les rails). Mais c’est surtout le réveil qui est surréaliste : plusieurs centaines d’activistes émergent les uns après les autres d’autant de sacs de couchage multicolores. Il est possible d’aller prendre un café proposé par la police... mais les candidats ne se pressent pas.  Diable ! Quand on objecte, ce doit être sur toute la ligne. Nous préférerons attendre (plusieurs heures tout de même) que la police autorise notre propre cantine de campagne (au sens propre et au sens figuré) à pouvoir nous rejoindre.

L’attente commence à durer. Mais ce ne sont pas les distractions qui manquent : fanfare, farandoles, concours de cerfs-volants, improvisation de clowns... et une manifestation chaque heure en direction de la sortie, histoire de mettre un peu la pression sur nos "hôtes". C’est que nous savons que "dehors", des avocats sont mobilisés pour nous assister à distance. Et au bout de huit heures, la nouvelle tombe : un médiateur (pasteur de l’église protestante) vient nous annoncer qu’un juge local, saisi par les avocats, vient de déclarer notre détention illégale... avant d’ajouter que la police refuse néanmoins de nous libérer. Certes, elle veut nous garder sur place jusqu’à ce que le Castor soit passé, car elle sait bien qu’aussitôt libérés, nous allons recommencer plus loin. Mais comment appelle-t-on un pays où la police ferait ce qu’elle veut  ?

Quatre nouvelles heures passent. La tension monte. Les échanges avec les policiers sont moins avenants. Celui à qui je propose d’échanger nos places, puisqu’il mène une action illégale, évite ostensiblement de croiser mon regard. Le médiateur, accompagné d’un avocat, nous rend plusieurs fois visite pour nous inciter à la patience. C’est finalement à 15 heures (nous aurons fait le tour de l’horloge) que nous sommes libérés, officiellement pour "raisons humanitaires"... Le Castor n’est pas encore passé à Harlingen.

Wendland, Larzac : quand la résistance devient une culture

Cette année, pour ce que certains pensent devoir être le dernier transport de déchets nucléaires entre la Hague et Gorleben, le record de retard a été battu : 126 heures ! Pour beaucoup de militants allemands, la raison principale est à mettre au crédit des activistes français de Sortir du nucléaire qui, pour la première fois, ont mené des actions d’envergure pour ralentir le train en Normandie (alors que le Castor n’était pas encore entré en Allemagne, un grand quotidien berlinois titrait d’ailleurs en "une", et en français dans le texte : "Castor à la française"). Pour moi, ils font preuve d’une humilité excessive. Car côté allemand, la mobilisation et l’organisation sont impressionnantes.

D’abord, personne n’est en mesure de donner le nombre exact des actions menées tout au long du parcours en territoire allemand. "Schottern" et "widersetzen" se succèdent les uns aux autres, mobilisant à chaque fois des centaines de personnes. Il faut y ajouter les dizaines d’autres militants qui s’enchaînent aux rails en différents points du parcours. Par exemple, peu après notre action d’occupation, quatre paysans resteront enchaînés pendant quatorze heures grâce à un ingénieux système que la police s’avèrera finalement incapable de briser (ils se libèreront eux-mêmes en cinq minutes). Il faut aussi y ajouter toutes les actions individuelles, comme ces vingt-cinq familles d’un village proche de Gorleben qui déménageront les meubles de leurs salons sur la route et s’y installeront pour bloquer les camions portant les Castors dans la dernière partie du parcours. Il faut y ajouter encore les actions menées par les paysans  : blocages des carrefours par des amoncellements de tracteurs pour couper le ravitaillement de la police, lâchage de troupeaux de brebis dans les jambes des policiers pour entraver leur progression, etc. Cette année, la grande manifestation de Dannenberg (où les Castors sont transférés du train sur les camions) a réuni 25 000 personnes... et 425 tracteurs (plus que tous ceux du Larzac réunis !). Il faut y ajouter enfin, juste avant l’arrivée à l’usine de stockage, le "x-tausendmalquer" (sit-in sur la route) qui réunit plusieurs centaines de personnes. (x)

Ensuite, comme il a été dit, l’organisation est exemplaire : camps parfaitement autogérés, entrainements et mises en situation, information en temps réel, ravitaillement sur les actions de longue durée, mobilisation de médiateurs et d’avocats, etc. On sent là, bien plus que la légendaire "organisation à l’allemande", le résultat d’une expérience de terrain de plusieurs décennies.

Et c’est là la dernière originalité... que je n’ai pas pu m’empêcher de comparer au Larzac. En plus de similitudes avec la lutte du Larzac (mobilisation d’une population locale majoritairement paysanne, participation active de militants extérieurs, pratique de la non-violence active et de la désobéissance civile, modes d’action originaux et imaginatifs tels que défilés de tracteurs, lâchages de troupeaux de brebis, etc.), comme au Larzac, la résistance a fini par imprégner toute la région. Une population majoritairement paysanne a été rejointe dans la mobilisation par des activistes citadins, dont de nombreux ont finalement choisi de s’installer sur place. Il en résulte un "melting pot" original où, toutes origines sociales et tous âges confondus, on vit ensemble tout le reste de l’année, chacun apportant sa pierre à l’édifice : globalisme pour les uns, pragmatisme pour les autres.

Il s’agissait peut-être du dernier transport. Qu’importe. On n’efface pas trente ans de mobilisation. Le Wendland militant existera toujours. Comme le Larzac militant existe toujours, trente ans après l’abandon du projet d’extension du camp militaire.

Gilles GESSON
(merci à Till, Ruben, Anja et sa famille,
sans oublier le "Larzaco-allemand" Wolfgang)